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Voici les trois premiers chapitres du roman. Bonne lecture à tous...

 

1

 

     La force de l’habitude, sans doute. Le vieux Jazz Bates s’arrête ici tous les matins un peu avant neuf heures pour prendre un café. Et même si l’endroit a changé depuis qu’Eddie a vendu et qu’il est parti en retraite, il s’y sent à sa place l’espace d’une demi-heure, installé à une petite table métallique ronde près de la baie vitrée qui donne sur la rue. Peu importe ces nouveaux tabourets hauts si inconfortables. Il observe en silence le monde qui défile devant lui, autour de lui, les commandes des uns et des autres, les gestes automates.

     Jazz est parti en retraite depuis une dizaine d’années lui aussi. Il appartient à la génération qui a connu les débuts du salaire universel et la semaine de quatre jours, horaires aménagées et télétravail. Son moment Starbucks maintient le lien avec un avant qui avait encore un peu de sens, avant que ses repères du quotidien ne s’évanouissent et que les heures ne se mêlent aux autres heures. À l’époque, et depuis des années, il déterrait et répétait déjà minutieusement les anciennes parties des grands joueurs d’échecs sur son eLu, l’écran translucide héritier de nos smartphones, apparu dans les années 2040. Il revisitait Aronian, Kasparov, Euwe et Liren, un ou deux coups avant d’aller travailler, un espresso serré, décaféiné, partagé à distance avec ses amis, Guilhem Balague et Ben Saadi. Un classicisme du jeu en réaction à la formule ultra-moderne des « Échecs 960 », imposée dans la seconde moitié des années 2020 par Magnus Carlsen, le champion du monde, et par quelques promoteurs capables de mettre en jeu des dotations vertigineuses. Même le stratège des rois sombrait dans le libéralisme.

     Le café devenait déjà un produit de luxe, mais peu importe. Sans le parfum intime d’un robusta ou d’un bel assemblage italien, son cerveau refusait de réfléchir ou de jouer. Qui se soucie de ces choses-là dans leurs commandes éphémères, la plupart à emporter ? C’étaient ses moments à lui, des minutes qui traînaient où il était presque bien. Il a ses après-midi, ses soirées, ses jours et ses nuits pour cela désormais.

     Le décor a changé, et les heures se sont étirées à l’infini. Machinalement, il fait défiler les notifications d’Eurosportsans vraiment s’arrêter pour en lire plus que premières lignes. Il pense au nom Starbucks, aux néons de l’enseigne au-dessus de l’entrée principale. Il décortique le mot dans sa tête, s’amuse d’une traduction littérale, le « dollar roi », et du drôle de personnage de Moby Dick – drôle de titre aussi pour un bouquin. Il en sourit même discrètement une fois l’écran désactivé automatiquement après une dizaine de secondes d’inactivité. Son regard se pose régulièrement sur la baie vitrée où se reflètent en format géant les news projetées entre les barres hologrammes ancrées au sol. Le son assourdissant des commentaires anéantit les conversations autour. Il n’y a que la musique dans ses eArbuds qui fait barrière et empêche les flashnews de Skynet de se mélanger au café. Il s’en fout de la guerre au Moyen-Orient. Il s’en est foutu toute sa vie des terroristes, des soulèvements, des révolutions, de la guerre. De toutes les guerres. L’épaisseur de maquillage sur le monde interdit à sa génération d’avaler n’importe quoi, à présent que les archives ont subi les incendies, les inondations, à présent que l’on numérise sans fin ce qu’il en reste pour mieux les falsifier, que les derniers livres ont déserté les plateformes en ligne, que les toiles des grands artistes sont à jamais « préservées » dans les caves des anciens muséums. À présent que les rues et les statues qui jalonnaient les routes ont été renommées, les dates effacées par le temps, les repères de vies oubliés, saccagés. L’histoire s’est arrêtée, plus rien n’existe qu’un présent sans fin qui s’étend jour après jour à l’allure des flashnews, de drame en alerte, de crime en disparition inquiétante, sur fond d’images de guerre et d’apocalypse, quelque part en Asie, au Moyen-Orient, entre ici et ailleurs.

     Et puis il se demande d’où il vient ce café, il n’est pas si mal pour un déca. Il n’y a rien d’autre que le logo immuable de la franchise en noir et vert, imprimé en travers de cette petite tasse hermétique en carton recyclé, et recyclable. Il se dit aussi que ce serait sympa de voir le café à l’intérieur.

     Le vieux Jazz assume ce nom-là comme le sien depuis des années. Un écho de jazz noir américain, une autre vie qui se calque sur ce décor anglais. Ce n’est pas tant qu’il s’entoure de ces musiques oubliées par passion ou par défiance. À vrai dire c’est plus que cela, c’est un mur qui l’isole quand il joue, un territoire qui n’appartient qu’à lui, comme on met la tête sous l’eau pour étouffer les sons qui nous blessent. Les volutes du piano et des trompettes immergent sa réflexion au cœur des Grands Maîtres des échecs et de leurs coups indécents. Alors le monde autour n’existe plus, ni les autres, ni les souvenirs douloureux, ni ces heures qui s’étirent à n’en plus finir. Tout juste quelques coups, pas plus, et le temps d’y penser, les accords s’enchaînent et se mélangent, accélèrent et se bousculent dans sa tête. Jazz, drôle de nom d’emprunt, drôle d’identité pour un petit-fils de pied-noir, une chimère dans les interstices d’une culture oubliée, oubliée dans l’immensité londonienne où il n’y a plus ni origine ni histoire, où tous partagent la même origine et la même histoire. Celle des dernières années, d’une humanité en berne et des illusions perdues.

 

     Il y a cette jeune fille dehors, elle a seize, dix-sept ans peut-être. Elle est là presque tous les matins en semaine, adossée au poteau métallique qui porte l’enseigne Starbucks Coffee – les brands sont plus immortelles que les rues. Elle fait partie des autres, de tous ces autres qui passent, un visage masqué parmi la multitude, sans passé, sans avenir. Sans lien. Elle semble, tout comme lui, enchaîner les jours et tous les matins du monde. Elle ne connaît sûrement pas les échecs et les noms qui peuplent sa mémoire. Ces enfants-là savent-ils encore jouer ? Pourtant il y a quelque chose en elle qui accroche son regard, une tenue, une démarche peut-être. Une solitude. Et l’uniforme qu’elle ne porte pas encore, quand les autres de son âge défilent en cohortes silencieuses derrière la vitre, silhouettes anonymes et semblables. Le vieux Jazz, il l’aime bien cette petite. Peut-être sa coupe en carré plongeant à la garçonne, ou sa veste en denim beige à l’ancienne. Elle prend toujours son café dehors. Elle entre masquée, sac à dos de lycéenne à l’ancienne sur les épaules, passe furtivement le bracelet Fitbit serré à son poignet devant l’écran LCD des machines à grains, tape du pied quelques secondes – ce sont des Doc Martens qu’elle porte aux pieds ? –, le temps que la grande tasse en carton recyclé – et recyclable – apparaisse derrière la trappe en plexiglas. Long vanilla latte, decaf + extra sugar. Puis elle ressort et s’installe là, passe une main devant les capteurs de son eMask pour le replier, elle ne s’assoit jamais. Tout juste quelques minutes, elle touche à peine son café, il est encore brûlant. Jazz a du mal, par moments, à la distinguer à travers la vitre presque opaque, mais elle monopolise son attention, elle le renvoie vers une humanité qu’il comprend, son visage est expressif et délicat quand il se révèle, elle ne marche pas en rang serré parmi les hordes d’automates qu’ils sont tous devenus. Et puis elle jette parfois un œil furtif vers l’intérieur, Jazz jurerait même qu’elle pose son regard sur ses échiquiers virtuels, comme si elle pouvait distinguer l’écran de son eLu depuis l’extérieur. C’est une idée qui lui plaît, un dernier bastion qui lui survivrait si cette génération raisonnait encore un peu.

     Pourtant ils n’ont jamais échangé un mot, ils se diraient quoi ? Il a soixante-dix-sept ans, une vie entière derrière lui comme un livre épais, et des tas d’années dont elle ne sait rien, le Louvre, les Archives, Balague, Athènes. Un mariage qui a foutu le camp et des enfants qui ne sont plus des enfants. Elle n’a rien vécu encore, elle attend, là, que la vie la prenne et l’emmène un peu plus loin. Elle avale une infime gorgée, rapide, comme à son habitude, ajuste son sac à dos et traverse la rue en direction de Knightsbridge. Il se demande ce qu’il y a dans ce sac, ils n’existent plus, les livres et les classeurs. L’uniforme sans doute, qu’elle enfilera en vitesse entre deux maisons, entre deux rues, indifférente, un instant impudente et impudique. Puis elle glissera sa jupe et sa veste dans le sac, oubliées pour quelques heures, pour se conformer et disparaître dans la foule.

     Adolescent, Jazz a porté l’uniforme de Hendon School pendant quelques mois, quand son père travaillait à Golders Green. Alors ça le fait sourire de la voir partir dans sa veste en denim. Oui, il l’aime bien la petite, c’est un filtre en sépia sur les monochromes en noir et blanc. Et peu importe s’il lui invente une histoire et d’autres habitudes. Ce ne sont que quelques minutes où les souvenirs se mélangent au tumulte des flashnews, des bips incessants des Fitbits et des écrans LCD, de ce vacarme routinier qui emporte la vie vers l’avant, vers une autre journée en tout point pareille. Tous ont les yeux rivés sur leurs eLu’s. Ecosia Luminescent, eOS 38.4, projection luminescente sept pouces.

 

     Puis il prendra le chemin de Hyde Park par Sloane Street, son masque bien en place sur le bas du visage, concentré sur une playlist dans ses écouteurs, serrant dans sa main l’épais 4 3 2 1 de Paul Auster. Il oubliera la pantomime d’un début de journée et de ces autres qui travaillent. Une vingtaine de minutes de marche tout au plus, avant de s’installer à l’angle sud-est de la Serpentine, sous les derniers arbres de novembre, puisqu’ils tiennent leurs feuilles jusque-là à présent. S’éloigner des écrans et du bruit de la vie une heure ou deux. Le bruissement du vent dans les branches, le temps d’entendre un peu la nature respirer. Seul avec ses souvenirs, il nostalgie sur sa musique, parfois sur ses photos, sur les garçons, les histoires du soir et les après-midi cinéma. Des images d’Épinal qu’il emporte souvent avec lui et déploie quand cela lui fait du bien. Et puis, comme chaque matin avant de reprendre sa lecture, il feuillette les pages qu’il a déjà lues, et relit rapidement les passages qu’il a soulignés maladroitement au crayon de papier, celui-là même qui lui sert de marque-page, accroché par le clip qui enserre la gomme à l’autre extrémité. Il s’arrête sur quelques lignes en particulier.

 

The world wasn’t real anymore. Everything in it was a fraudulent copy of what it should have been, and everything that happened in it shouldn’t have been happening. For a long time afterward, Ferguson lived under the spell of this illusion, sleepwalking through his days and struggling to fall asleep at night, sick of a world he had stopped believing in, doubting everything that presented itself to his eyes.

 

     Il est près de onze heures lorsqu’il s’extrait des vies alternatives de ce drôle de personnage austerien, Archie Ferguson. Il ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire en tournant mécaniquement la page du chapitre manquant. Ferguson est mort, il n’y a plus rien à écrire, juste une page blanche où le vide remplit l’espace sans le laisser vacant, un vide chargé d’une histoire tragique, d’une alternative qui a mal tourné. Il sent son estomac douloureux lui rappeler qu’hier il était bien. Qu’hier il était jeune, et qu’il avait le temps. Était-ce il y a si longtemps ? Souvent ses souvenirs reviennent et se glissent devant ses yeux comme un écran d’illusions. Ce sont des flashs de douleurs, de douceur aussi, comme autant d’objets retrouvés en vrac et qu’on n’a jamais rangés. Il pense à Cécilia, il pense à Callie et à Constance, à ses amours mortes qu’il a laissées loin derrière. Il n’en reste plus rien, les visages ont vieilli, les vies ont passé. Son bras gauche lui fait mal depuis quelques jours, son biceps est recouvert d’une ecchymose violine, sans doute une veine éclatée, il ne s’en est pas rendu compte sur le coup. Il soupire. Il soupire souvent, on dirait qu’il libère une émotion, un instant trop dur à conserver à l’intérieur. Il sourit souvent aussi dans sa solitude. En désordre devant lui il y a une vie entière, il y a des jours et des années difficiles. Il rêve un peu, se laisse emporter une minute ou deux par la naissance de Robbie, il l’appellera sûrement ce soir. Il se souvient de la clinique à cinq heures trente, au lever du jour, d’un matin blême d’août 2035. Il se voit encore passer la double-porte en chemise d’été blanche et se retrouver pris sous une pluie d’orage qu’il n’avait pas vue de l’intérieur, et attendre sans fin un taxi sous la pluie. Désolé monsieur, mais il y a un TGV en partance à la gare, tous nos taxis sont occupés. On vous en envoie un dès que possible. Drôle de matin pour un papa un peu paumé sous une pluie chaude et sensuelle. Il se dit aussi qu’il a en partie perdu la trace d’un début avril de 2038, à peine trois ans plus tard, les premières heures de Dominic. Il n’a plus les images de la clinique, seul lui reste le chemin vers le parking sous les épais platanes de l’allée. Il voit encore la voiture garée au-dessus du fleuve en crue, et le cosy clipsé sur le siège arrière. Il se souvient qu’il faisait beau, il en est presque sûr.

     Il se dit que toutes ces années, tellement d’années, sont passées si vite, il doute parfois de se rappeler avec justesse et cela lui fait mal. Il sent son corps faiblir désormais, et souffrir. Alors il se souvient qu’avant d’être vieux il était fort, il se souvient d’Athènes et des soirs d’automne, du corps de Callie allongé à côté du sien. Qu’elle était belle, déesse magnifique et offerte. Son regard se pose encore sur sa peau brunie par le soleil, sur ses seins, sur le creux de ses hanches qui dessinaient des fantasmes merveilleux. Il se laisse aller à ses rêveries où ces instants deviennent un bonheur intense, celui de les avoir vécus vraiment, de n’avoir pas su alors qu’il bâtissait les derniers bonheurs d’un vieil homme, que ses passions et ses folies finiraient par le tenir en vie un peu plus longtemps. Ça en valait la peine.

     Ses pensées vont et viennent sans structure et sans ordre. Elles naissent et meurent sans s’attarder, sur la verrière du Louvres, sur Balague, et sur Callie qui insiste, et les rivages du Pirée. Elles se posent enfin sur le poème de Ioannis Bozikis, qui écrivait de la ville d’Athènes :

 

     À ses côtés les rivières ne chantent plus.

     Elle a pour unique présage les insoucieux rivages de lassitude

     Et les quelques mémoires de thym qui préservent.

     Abandonnée à la caresse des cris,

     Aux rêves des passions,

     Au bruissement de l’ivresse,

     Elle flotte parmi les âmes mortes et les larmes.

3

 

     Arrivé dans le lobby du 20, Gillingham Road, il se glisse dans l’ascenseur. Le scan en 4D se fait invisible, l’identifie et l’emporte vers le premier étage sans un bruit. Lorsque les fines portes métalliques s’entrouvrent, le silence et l’absence autour lui offrent d’enlever ce masque qui l’oppresse depuis le premier confinement de 2020. Il ne s’y est jamais fait, ne supporte que le tissu et l’élasthanne, à l’ancienne. Le choix du fou quand les autres arborent le dernier eMask serti de l’arbre de vie, fait de deux petites oreillettes équipées de mini-capteurs en surface. Il suffit de passer furtivement deux doigts à quelques centimètres de distance de l’une pour qu’elle déploie ou replie un masque de silicone aux atours personnalisables qui vient couvrir le bas du visage en se clipsant sur l’autre. Ils ont l’air de Stormtroopers sur lesquels on aurait collés des stickers de toutes les couleurs, mais eux trouvent ça plutôt cool. Ils n’ont rien connu d’autre pour la plupart, et si la Grande Transition Énerg’éthique suppose un avant et un après, leur cerveau n’a jamais fait le lien avec cet avant qu’ils ignorent et qu’on ne leur montre plus.

     Axel s’affole derrière la porte, on l’entend depuis l’entrée du couloir, son maître rentre. Jazz se demande toujours à quel moment il sait. Est-ce qu’il se trompe des fois ? Il ne l’emmène pas quand il sort le matin et s’arrête au Starbucks, les animaux n’y sont évidemment pas les bienvenus. Ils ont leur territoire dans les parcs et les espaces verts des résidences, mais bien peu de liberté en dehors où, paradoxalement, le règne animal ne s’impose plus qu’entre les murs des appartements.

     Alors Jazz rentre chez lui, déverrouille à l’aide du Fitbit les trois sécurités de la lourde porte de son appartement. Trois ckecks verts luminescents, le battant s’ouvre lentement sur un couloir sombre. Celui-ci se tamise alors qu’il entre et que la porte d’entrée se referme et se verrouille automatiquement.

     - Axel, quiet down. Good boy.

     Le Labrador obéit, remue la queue autant qu’il peut, mais réfrène ses ardeurs. Le poids de l’habitude, ou l’enthousiasme étouffé. Jazz lui caresse la tête avec affection. Il revient parfois au français, mais Axel a été dressé aux instructions basiques en anglais, c’est un automatisme que Jazz a gardé. Quand il l’a adopté, Axel avait deux ans déjà. Ce sont les garçons qui avaient insisté pour qu’il ne parte pas en retraite sans un peu de compagnie.

     - Good boy, good boy, répète-t-il. Now we’ll get coffee and mind the fishies, won’t we? Allez viens, on va faire ça tous les deux, viens.

     Axel suit son maître vers le séjour. Jazz garde ses Converse aux pieds – vintage 2027 –, vérifie son eLu, aucun message, le pose sur le meuble de l’entrée, entre deux photos de ses garçons et de Lily Rose et Tiago, les enfants de Constance, sa seconde épouse. Il se fera un café, un déca d’Éthiopie, puis s’occupera un moment de l’aquarium posé le long d’une grande étagère blanche qui sépare la cuisine du salon en laissant filtrer la lumière naturelle à travers ses larges cases ouvertes. L’espace tout entier semble tourné vers la baie vitrée qui donne à son tour sur une petite terrasse en tek encerclée de semblants de cordes en aluminium. Axel le suit un moment, puis finit par retourner s’installer sur le tapis baigné d’un rai de soleil. Plus tard il faudra ressortir avec lui, accéder au parc clos par la terrasse et respirer un peu l’air du temps.

     Un décor spacieux pour un vieux bonhomme, cosy et chaleureux. Les chambres des enfants sont restées intactes, il n’y a plus qu’Axel pour en faire son terrain de sieste désormais. Au salon, un canapé en tissu anthracite, couvert de coussins mal assortis, fait face aux barres hologramme rivées au sol, à quelques pas de la table basse dont le plateau s’ouvre en deux ventaux sur un espace de rangement peuplé de magazines d’une autre époque, Le Point, GQ, The New Yorker. Il serait classé person of interest aujourd’hui pour posséder de telles reliques. Il n’y a plus de trace de ces versions papier, de ces feuillets subversifs obsédés d’un monde en mouvement perpétuel, qui poussaient les gens à en parler, à mettre en perspective leur position dans ces environnements foisonnants et à bâtir des opinions, remettre leur quotidien en question et penser par eux-mêmes, mieux, qui leur donnaient les clés pour le faire. En les conservant, en les feuilletant quand il ouvre les venteaux de la table basse, Jazz est bien conscient que tout cela est une contre-culture à présent, une sorte de vague underground plus ou moins tolérée tant qu’elle ne réclame pas une voix, et qui s’éteindra avec cette génération-là. Recyclables, recyclés, aseptisés. Les autres sont dociles, ils suivent le courant sans ciller, une demi-identité dissimulée derrière un masque, domestiqués par la crainte et l’obsession d’aller bien. On podcast, on réseaux, on assistant personnel. On suit les mouvements du pendule. Les grandes pandémies des années post-2020 auront discipliné l’Europe à la manière de l’Asie avant elle. En rangs serrés, toujours, anonymes et en silence, suivre le mouvement, s’aligner pour le bien collectif, protéger le plus grand nombre et vivre à tout prix. Ils ne sont plus que quatre milliards aujourd’hui. Ici les médias appellent ça The Grander Scheme.

     Et puis on n’imprime plus sur du papier – saurait-on seulement encore le faire ? – depuis les premières campagnes massives de la Grande Transition Énerg’éthique, les vagues successives de repopulation de la forêt amazonienne et des forêts d’Afrique centrale. Le poumon de la planète, paraît-il, cela a-t-il encore du sens pour quelqu’un ? En moins de dix ans, à partir de 2033, les imprimeries sont devenues des plans sociaux, vendues, hors-sujet, démantelées. Le numérique est devenu exclusif, le sens du virtuel qui ressemble sans jamais être vraiment, sans préférence ni choix personnel. On existe désormais dans le multivers et les avatars, les libertés sont clandestines, elles s’expriment en silence et se cachent entre les lignes digitales. On ne lit plus, on survole. Même le sens se dématérialise.

     L’aquarium est éteint à ces heures-là. L’éclairage LED n’est autorisé qu’à la tombée de la nuit, où Écho le déclenche automatiquement quand la luminosité descend sous la barre des deux cents lumens. Jazz isole les combattants, les corydoras et les néons le temps de nettoyer les parois et les plantes naturelles, puis les libère à nouveau dans l’eau translucide. Ils sont vifs et colorés, ils sont beaux. Axel les suit du regard, Jazz ne l’autorise pas à coller son museau contre la vitre. Ses poissons l’apaisent quand le monde pèse un peu trop lourd, quand ses fils lui manquent.

     Il sourit machinalement en observant les combattant se ruer les premiers sur les flocons d’avoine qu’il dépose à la surface de l’eau.

     - Watch those guys now, boy. Unbelievable. All they can think about is food and God knows what else. Pretty much like you, dude.

     Jazz caresse à nouveau la tête d’Axel, qui vient l’appuyer contre sa hanche.

     C’est un petit aquarium, à peine dix ou douze litres, qu’il a acheté il y a des années. C’est aussi un lien avec son grand-père, un reliquat du bord de mer quand il avait dû quitter Alger en 1962, dans une vie d’avant que Jazz ne connaît pas du tout. Il avait chez lui un réservoir d’eau salée de deux-cents litres dont lui aussi s’occupait tous les jours, un peu pour se souvenir, un peu pour se faire du bien. Jazz était gamin, fasciné par la beauté des couleurs et des lumières. Il aura gardé cela, un éclat de famille, un reste de Méditerranée sans doute. Alger n’est qu’un nom qu’il a entendu répéter, un vieux bouquin de photos en noir et blanc que son père regardait de temps en temps. Son grand-père y apparaissait à dix-sept ans, serré dans le rang d’une équipe de football, numéro 7 au bas d’un short court, au milieu de ses copains, de cette terre qu’il aimait comme on aime le soleil et la mer.

     Jazz ne sait rien de ces vies-là, de cette histoire-là, il a oublié la Méditerranée depuis qu’il a eu douze ans. Ces instants du passé n’appartiennent plus à personne, ce sont des fantômes, les mémoires d’une famille rendues anonymes par le temps, des ombres et des âmes qui n’existent plus.

     César et Olivia, ses parents, n’ont pas fait mieux. Deux vies parallèles, deux lignes continues. Jazz a grandi entre des horizons de non-dits et de silences bien trop lourds à porter. Il n’avait pas encore dix ans quand ils se sont séparés à l’hiver 2017. Sa jeune sœur, Gaby, n’en avait que six. À maintenir qu’ils n’avaient rien en commun, qu’ils ne pouvaient s’entendre sur rien, ils auront au moins réussi à se mettre d’accord sur leur discours tout fait. Ce qui lui reste, ce qu’il a partagé avec Gaby, ce sont surtout les années d’après, des cris sans écho dans un iPhone, des colères monumentales pour quelques dollars de plus. Leurs parents avaient de la rancœur, de la haine par moments, besoin de hurler leur frustration et leurs regrets, mélange de sang barbare et de cultures qui s’opposent.

     Dans les semaines qui avaient suivies la séparation, Jazz et Gaby s’étaient installés avec leur père à Golders Green, dans le nord de Londres, où César avait accepté un poste dans une filiale de son cabinet d’architecture parisien. Déracinés de leur vie parisienne. Jazz n’y avait que sa sœur d’horizon. Les deux enfants se rassuraient dans une continuité partagée, ils n’allaient nulle part l’un sans l’autre. D’autorité, César avait pris la décision de partir avec les enfants le temps qu’Olivia organise sa nouvelle vie dans le sud de l’Italie, où elle avait ses origines.

     Et puis le lien s’est abîmé par la force des choses et le manque d’une mère. À l’été 2018, Gaby est partie vivre avec Olivia dans la région de Napoli. La distance, le divorce, le juge aux affaires familiales, une famille qui se disperse et s’éloigne de tout ce qu’ils avaient en commun, une adresse, un appartement, et un tas d’objets vendus à la sauvette. On liquide et on s’en va. Les enfants se verraient aux vacances pour ne pas cesser de grandir ensemble, Londres et Naples en alternance, vol direct, service accompagnement des mineurs. César était un rêveur contrarié, un artiste au tempérament de feu, peu enclin à gérer le quotidien d’une famille, des heures qui débordent au travail et des dessins, des croquis inachevés un peu partout.

 

     Avant ce nom d’emprunt qu’il choisira d’adopter après le drame de Quanta en 2049, le vieux Jazz Bates était né Léon Salvan, fils de César Salvan et d’Olivia Rossi. Des racines d’une méditerranée qu’il connaissait à peine et une identité déjà prise entre père et mère. Il aimait Paris où il avait bâti sa vie d’adulte, il aimait les vieux livres, il aimait le jazz et la country et se passionnait pour le cinéma. Il avait longtemps dessiné aussi. Pour lui, pour le plaisir, pour ses enfants. Il avait même repris ses crayons gras, ses fusains et ses feutres à l’alcool après la séparation avec Cécilia, à l’automne 2049. Des graphics le plus souvent, personnages de bandes dessinées, ce qui lui tombait sous la main et parvenait à l’empêcher de penser et à concentrer son attention sur autre chose. Des blessures, il en a vécu plus que de rigueur, l’esprit un peu encombré, l’âme souvent un peu sombre.

     Léon partageait le côté artiste de son père. C’était aussi un idéaliste, il avait dans la voix une langueur, une mélancolie, comme si les mots lui coûtaient parfois. Et le souvenir de sa mère et de sa sœur, frappées en même temps par la seconde vague pandémique au printemps 2027, emportées en quelques semaines dans une Italie du sud en quarantaine et bientôt dévastée par le virus. La vie a décidé pour eux, et le regret des années perdues n’y aura rien changé. Gaby n’avait que seize ans. Il faut vivre avec ses douleurs et se battre pour ne pas les transmettre. Il appartient malgré lui à une gap generation, et pendant que le monde saturait ses urgences, il a fallu grandir, devenir un homme, un mari, un père. Coupable de vivre parfois, de vivre cette vie qu’on a arrachée à sa jeune sœur. Et même s’il se persuade par moments que ça va aller, les sentiments obscurs se sont faits lancinants avec le temps et les épreuves, humeurs et humour changeants, tantôt drôle et détaché, tantôt cynique et amer. Jusqu’à fuir Paris à nouveau, fragmenter son identité et son nom sur une réalité virtuelle, et se fabriquer un quotidien entre les lignes, sans doute un peu marginal, mais c’est une façon comme une autre de se protéger.

     Londres, c’était un phare dans la tempête, un éclair dans un ciel d’encre, quand le souffle de l’Alliance, l’exécutif européen du Nouvel Ordre Mondial, et celui des FA se sont fait sentir tout près. C’est dire que la misère est moins pénible au soleil. Il s’y est fait oublier, avant de fractionner sa vie en deux. Jazz a mis des nuances et des silences sur Léon, une identité couleur locale. En créant son propre avatar sur le métavers Quantum, il créait une identité hybride qu’il prendrait immédiatement à son compte pour se fondre à son tour dans la masse et faire disparaître, au moins symboliquement, Léon Salvan. Le 7 novembre 2049 comme un acte de naissance.

     Et puis les semaines paires-impaires sont venues rebattre les cartes, un écho d’enfance qu’il imposerait désormais à ses garçons, Robbie et Dominic, quatorze et bientôt onze ans. Cécilia suivrait sans le savoir les pas d’Olivia avant elle, et s’éloignerait par cercles concentriques. L’appartement londonien, puis Camden, Brighton, puis plus loin encore.

     Si le temps n’était pas si couvert, si seulement les tyrans qui lui caressent la main relâchaient leur étreinte. Les voix des mal-aimés montent des rues de murmures, ce sont les ténèbres des années passées et des âmes disparues. Jazz s’isole sous ses eArbuds et laisse son cœur divaguer, ses pensées se mêlent à la confusion d’un soir ou d’un matin, il a le temps maintenant. Il soupire quand un morceau se termine.

     Qu’il y ait un dieu ou pas, finalement peu importe. C’est un voyage en solitaire. Et quand le corps dira stop, tout cela n’aura plus d’importance. Il se sent vieillir, son corps fragile a souvent froid. Il a souvent mal. Il essaie de toutes ses forces de ne pas avoir trop peur, il a passé sa vie à se débattre pour ne pas avoir trop peur.

2

 

     Au loin la vibration légère du pas des milices. La Transition ne se fait pas sans heurts. Même ici. Il touche son visage, ajuste le masque sur son nez, plus par réflexe que pour réellement l’ajuster. Il se demande quels mots interdits il pourrait former en silence sous son ce masque de silence. Onze heures six, ils sont quatre, passent immanquablement devant le banc où il est installé, ne prêtent aucune attention à lui ou à son livre. Il ne lève pas les yeux. Uniforme noir, casque intégral, façon Mandalorian, lourdes bottes noires. Façon histoire qui se répète.

     - Même pas peur, forme-t-il sans un son. Go fuck yourselves, le monde avait pas besoin de ça.

     Le bruit incessant du Starbucks a laissé place à l’oppressante sensation du silence imposé. Sans vraiment savoir par qui ou par quoi. Par les circonstances sans doute, ce drôle de monde d’après. On se méfie, on se censure, c’est tout juste si on ose encore penser librement. Des fois que ça finisse par s’entendre. Ce n’est pas tant qu’il est imposé, le silence, c’est surtout que les gens n’ont plus rien à se dire, parler de quoi sinon de tout, de rien ? Et puis, qu’en feraient-ils, tous, de ces mots jetés sur le trottoir ? On parlait de soi, on parlait de nos vies, au fond juste pour se rassurer, se dire qu’elles valaient bien celles des autres. On avait des amis et des samedis soir, des moments ensemble. Des souvenirs ensemble aussi. Il reste peut-être encore cela à partager. Tous ces gamins en uniformes bien semblables feront une belle génération des non-dits, de bons soldats qui filent droit sous l’éteignoir de cette société ultra-moderne. Assourdis des flashnews, ahuris des kaléidoscopes d’hologrammes qui ont envahi les façades vitrées des rues de la ville et de toutes les villes. D’un écran à un autre, choix arbitraires et nuances de gris. Finalement cela collera aux uniformes et aux bottes noires. Avenir sans faille pour les psys, héritiers légitimes de nos névroses occidentales. Du bruit, beaucoup de bruit pour rien, et noyer nos lourds silences dans un vacarme étourdissant.

     Dans ses eArbuds, entre un morceau jazzy et un standard dépassé de la country américaine, il se repasse Eddy Mitchell, That’s How I got to Memphis, en duo avec Gregory Porter. C’est son père qui mettait ce vieux titre en boucle à l’époque de Golders Green, il disait lui aussi que cela lui rappelait son père. C’est une musique qui lui parle, et ces années-là lui reviennent quand il l’écoute. Il oublie un instant qu’il a tant vieilli. Il aime repenser à son père, qui lui manque souvent, à cette vie qui lui promettait tout. Et qui n’a pas tant déçu. Bien sûr la Grande Transition Énerg’éthique a tout changé, et bien sûr ni lui, ni cette drôle de fin du monde n’ont totalement renoncé. Robbie et Dominic ont grandi avec le souvenir de ces horizons qu’ils ont un peu connus, multitude d’images et de voyages, de photos d’un avant plus facile, Papa, on fait quoi demain ? Je sais pas, on verra demain. On verra de quoi on a envie. Plus personne ne pose ces questions-là. Plus personne n’a envie. Demain, on fera ce qu’on a fait aujourd’hui, on tentera d’exister sans se faire remarquer, on se fera discret aux yeux des autres, et on sera libre de penser ce qu’on veut d’eux, de leur dire merde sans fin sous nos masques de fer. En attendant que cette porte-là aussi se referme. Les pas ont disparu dans la distance, il reviendront demain eux aussi, à onze heures six.

     Il ne reste que la partie sud-est du parc, qui va de Kensington Palace à Hyde Park Corner en longeant la pointe sud de la Serpentine par la galerie et le vieux Lido Café. Toute la partie nord-ouest est un trust de buildings émiratis à présent, un obscur centre d’affaires en tout point identique à ceux de New York ou de Dubai, la grande capitale de cette toute petite planète désormais. Les géants du Golfe ont assuré leurs arrières bien avant la Grande Transition, se sont offerts nos villes et nos patrimoines, nos pierres, nos plus belles œuvres, nos artistes et nos musées, un nouveau terrain de jeu à coups de milliards. Pour en faire quoi ? Les barricader, les censurer, les interdire ? Les préserver, c’est le terme qu’on utilise. Les préserver.

     Cela ressemble à d’immenses bâtiments ceinturés de cordons de sécurité dont on ne s’approche pas, seuls les énormes SUV électriques noirs aux vitres teintées s’y fraient un passage avant de disparaître dans les parkings souterrains.

     C’est drôle cette indifférence, cette conscience collective qu’on ne peut rien y faire, que c’est comme ça. Après tout, qui décide que les vieux standards ne sont plus des standards ? Qu’une histoire de fiction n’a rien d’une fiction ? Les parodies de fin du monde nous font moins rire, elles appartiennent à un autre temps, celui de l’invraisemblable et du fantasme. Elles voyageaient dans le temps, dans l’espace, nous faisait rêver d’innovation et de technologie d’avant-garde. Jazz les aimait bien quand il était gamin. Et puis sous nos regards apathiques, les dystopies sont devenues anticipation, la fiction est devenue perspective.

 

     Balague avant eux, puis Jazz et Ben se sont passionnés pour les grandes parties des Maîtres du jeu. Une histoire dans l’histoire comme une trace de notre humanité meurtrie. Guilhem avait toujours une partie en cours sur son appli Chess, ils les connaissent dans leur moindre coup et les rejouait sans fin. Il adorait en parler, expliquer en détail les points de bascule, les ouvertures aux noms de poèmes, et les petites histoires autour des grandes rencontres. Jazz et Ben s’y étaient très vite intéressés de près eux aussi, familiers du jeu depuis l’enfance. Balague disait jouer pour se réparer et rester en vie, garder le lien, celui d’un cœur qui bat et d’un passé qui survit.

     Et ce mépris désormais pour les fourmis qui s’agitent. L’aversion des rangs serrés et d’une discipline automate. Jazz est un observateur, un partisan du « c’est drôle… » mais qui ne trouve jamais ça drôle. Il avait vingt-six ans quand il a voté pour la première fois, juste pour s’assurer que c’était encore possible, par trop conscient de la vacuité du geste au pouvoir de détrôner les hommes de pouvoir. Il ignorait que bientôt ce ne serait plus un acte citoyen mais une croix à porter. S’ils ne votent pas libres, alors ils voteront contraints et forcés, inutile de protester, de débattre sans fin. So muchpour les générations qui ont tant lutté pour en faire un droit universel. Une application, Ballot, un appel à voter, ID, check et merci au revoir. C’est une démarche, une signalétique démographique. On ne parle plus de liberté d’opinion, il n’y a plus la place pour les opinions. Affaire de compromis. Alors Jazz compromet, bâtit des murs de virtuel et d’invisible et s’isole à son tour dans les livres et les parties des Maîtres du jeu. Les hologrammes géants qui peuplent les vitrines des rues passantes, il les verrouille sous ses eArbuds, regarde à travers pour essayer de distinguer la vie de l’autre côté. Il sait bien que ses propres écrans collectent leurs données eux aussi, que ce sont ses navigations qui disent désormais qui il est.

 

     Allez, il est temps de rentrer, de sortir de sa rêverie pour retrouver sa réalité et son chemin vers Chelsea. Ses pensées se concentrent sur la partie qu’il jouera cet après-midi avec Ben. Il reverra encore chaque coup au déjeuner, les positionnera une fois de plus sur le plateau en onyx du salon. Vaine réflexion, comme un automatisme qui autorise l’esprit à divaguer. Au fond il sait, ses pas à lui résonnent moins que les bottes noires, ce sont des pas feutrés, ils sont légers à son âge, comme un écho qui s’éloigne. C’est une silhouette évanescente, un vieux bonhomme seul à qui ses garçons manquent encore une semaine sur deux, comme un rythme immuable et qui ne s’est pas arrêté quand ils sont devenus adultes. Il avait quarante-deux ans quand Cécilia a quitté l’appartement sur Gillingham. Aujourd’hui encore, il guette les semaines impaires sur son eCal. Il hésite toujours à appeler les semaines paires.

     Les véhicules électriques résonnent doucement sur les axes périphériques et les artères intérieures en direction les quartiers d’habitation. La fourmilière londonienne déambule en silence le long des rues piétonnes compartimentées par les transports publics. Cela revient à observer un cercle concentrique. Vers l’intérieur circulent les bus et les trams Hop and Go, dont le réseau dessert toutes les anciennes stations de métro en surface, tandis que les autres, souterraines, ont été entièrement rénovées pour les lignes du New London Tube, qui n’a pas tardé à devenir the Nube pour la plupart des gens. Entre les deux afflue la masse des TaxCity, héritiers modernes des taxis londoniens. Enfin vers l’extérieur on voit sans cesse déferler hoverboards et hovernets, les dernières générations de skateboards et de trottinettes électriques façon Robert Zemeckis. Enfin déambulent lentement les piétons, pour qui les trottoirs se sont nettement élargis maintenant qu’ils sont moins nombreux, joyeux paradoxe darwinien. On ne se bouscule plus, on ne se gêne plus, on ne s’excuse plus. On se croise à peine, à quelque distance.

     Jazz suit chaque matin le même trajet sans y réfléchir. Il essaie d’ignorer les streetcams omniprésentes et les watchdrones, les drones de surveillance, épais plafond de verre qui semble se mouvoir au ralenti. Les jours de beau temps, les rayons du soleil viennent danser sur les panneaux photovoltaïques qui leur servent de structure comme des milliers de flashs dessinent un feu d’artifice en plein jour. Alors tous portent les mêmes lunettes noires au-dessus du masque, tous se parent des mêmes attributs, il faut rester conforme à tout prix.

     Les milices ont créé leur propre espace de circulation, une empreinte invisible dans laquelle personne ne semble vouloir calquer ses pas. Et toujours le bruit des bottes sur le pavé, un rythme binaire en forme d’écho lancinant et régulier. Sous les eArbuds, ce sont des pantins au costume de nuit et de misère, de tristes sirs noyés de noir. Circulez, il n’y a rien à voir. Plus de vitrine de magasin, à peine quelques indépendants irréductibles qui vont qui viennent. Plus de piédestal du libre-échange ni de displays façon Harrod’s ou Marks and Spencer’s, les derniers sont tombés il y a longtemps. Alors le regard divague au hasard et finit avec les années par s’ancrer dans le design des pavés et des dalles anthracites. Que reste-t-il de nos villes enivrées de vies et de bruit, de nos voix qui couvraient d’autres voix ? Un point A, un point B, chemin direct et sans détour possible, objectif arriver, s’isoler, s’enfermer. S’offrir et garder précieusement pour soi ce qu’il reste de notre humanité, des jolies choses qu’on a toujours aimées, sans faille et sans faillir. Quelques vieux bouquins clandestins, une collection de films et de séries qu’on a vus et revus, un peu d’art, d’imaginaire, de fantaisie, d’humour. Avant d’aller travailler quelques heures, d’avancer un pion dans ce jeu de société morbide. À vos risques et péril. Une ouverture, on s’expose, on se risque le temps d’accomplir sa tâche, de contribuer au projet global, d’obéir comme un pantin au bout d’une ficelle.

     Ils avaient quoi, vingt-et-un, vingt-deux ans. Pour Jazz, pour ses amis de toujours, Ben et Guilhem, les années devant eux étaient une promesse d’enfance, un jardin infini où ils grandiraient et deviendraient des hommes. C’était un courrier au long cours, le temps de prendre le temps, d’aimer, de vivre, d’embrasser tout ce que ce monde avait à leur offrir. Allez, lance-toi, crée, invente, imagine et espère, ferme les yeux et ressens la vie puissante qui court dans tes veines. Ils rêvaient d’espace, de sabres laser et de voitures de sport, des grands stades qui font les stars et de leur nom en lettres majuscules sur des premières de couverture. Leurs imaginaires traversaient les écrans et se projetaient beaucoup plus loin, là où les illusions sont un jour sans fin, où les fantasmes les plus dingues ont un pouvoir performatif.

     Les flashnews derrière les vitres opaques des FDO’s – Food & Drinks Outlets – tournent en boucle sur un groupe de militants des Greta-Killers auteurs d’une série d’exactions simultanées menées contre des œuvres artistiques qu’ils auraient traquées et retrouvées dans les galeries souterraines du British Museum et de l’ancienne National Gallery, aujourd’hui devenue Centre for Artistic Renovations. Dans les deux bâtiments, deux étages complets sont consacrés à la révision des œuvres qui sont ensuite stockées dans des conteneurs sous vide situés dans les sous-sols aménagés. Trois GK’s au British Museum et deux au CAR auraient réussi à s’infiltrer sur les lieux et à s’en prendre aux œuvres en cours de transfert. Bien sûr ni Skynet ni CNN ne sont en capacité de mentionner les œuvres concernées, les images se focalisent sur les trois individus d’un côté, et les deux autres en simultané encadrés par les FA, les Forces Armées. Le spectacle d’une arrestation qui déborde sur la Grande Cour du musée et sur Trafalgar Square en parallèle. Coordonné, millimétré pour les chaînes de télévision grâce aux images en live des watchdrones. À croire que tout a été orchestré comme un scénario bien écrit. Et en fin de reportage, un plan général aérien sur le Centre for Literary Adjustments, l’ancien Natural History Museum, se resserre rapidement sur une scène identique, un troisième attentat, déjoué cette fois, et l’arrestation de trois GK’s, tous âgés de moins de vingt ans, malmenés par les uniformes noirs. Happy endings die hard.

     Jazz n’en aperçoit que quelques bribes en levant les yeux d’une vitrine à une autre. C’est un ballet chargé d’habitudes, une chorégraphie à la commedia dell’arte qui le fait sourire en coin. Sont-ils tous si naïfs ? Sûrement pas, mais ils ont peur, peur de servir de chair à canon aux caméras des puissants networks de l’information en continu. Jazz baisse à nouveau la tête, inutile d’insister. Lui aussi connaît bien les interstices des pavés londoniens. Il faut faire quelques courses avant de rentrer, commander rapidement quelques items sur son eLu. Il les dicte discrètement à Écho, l’assistant vocal, et les prendra en bas de chez lui au click and collect en passant.

     Quelques pas encore et il pourra dresser ses propres murs contre les images de la désinformation. Axel l’attend avec impatience, et la paix lui fera du bien.

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